Niglo

Pour être tout à fait honnête avec vous, je n'aime pas les motos. J'ai bien conscience que ces engins procurent sex appeal, rock'n'roll, camaraderie et virilité. Néanmoins il m'aura fallu trois chutes à moto dans mon adolescence et une oreille sensible au bruit pour m’émasculer.
Ceci dit, quand Santiag, un proche du club de motards Niglo, m'a proposé de venir faire un reportage sur les 30 ans de leur organisation, j'ai regardé s'il me restait des boules quies et j'ai dit oui. C'est comme ça que deux semaines plus tard, je sautais dans un train pour Mantes la Jolie. 

J'arrive sur l'île l'Aumône, sur la Seine. Une file de motards sont déjà en train de faire la queue pour acheter leur entrée. C'est à mon tour, on me donne mon pass et je franchis la porte. Pendant que je m'aventure sur le domaine un grondement général de moteurs fait vibrer l'air chaud autour de moi. Ça sent le kérosène et la gomme brûlée. Mes pas fendent une faille entre des milliers de mecs remplis de tatouages et couverts de cuir. Je suis une sardine dans un océan de testostérone. Les bras des types sont plus épais que mes cuisses, leurs visages sont recouverts d'une barbe fournie et bien taillée tandis que je leur fais des signes de tête avec ma petite moustache comme pour dire "ouaiiiiis les gars, moi aussi chui un dur". Au dos de leur veston de cuir il y a l'emblème de leur club, et pour y en avoir il y en a ! Niglo, Hells Angels, Brother Eagles, Caribbean Eagles, La Race Des Seigneurs, Amis d'la Becane, MCP Black White, MCP Gibolin, North Sea Group, Les Morfals, Medieval, Rebel's Clan, Les Félins, Roots Bike, Templiers et j'en oublie forcément ! Toutes ces personnes viennent des quatres coins de l'Europe. Mais avec ma culture cinématographique hollywoodienne, je me pose quand même une question. Ils sont tous potes ? Il n'y a pas de conflits ? De bagarres ? De règlements de comptes ? Je demande à un type des Niglos et il me répond, "on est pas aux Etats-Unis ici ! On est tous copains, on fait chier personne, quand on règle nos comptes c'est au comptoir !". Je lui demande alors pourquoi ils ne font pas un seul gros club ? "La tu m'emmerdes. Si tu voulais que je t'explique pourquoi, il faudrait que tu ailles nous chercher des chaises, beaucoup de bières et que tu m'écoutes pendant quelques heures". 
L'horizon rugit. Je me retourne et observe une nuée de motos se diriger au pas dans ma direction. La foule s'amasse autour, les pilotes s'arrêtent, les piétons contemplent, ça parle bécane, puissance, esthétique, etc. Il y a beaucoup d'hommes mais aussi quelques femmes qui interpellent le regard de certains. Je prends en photo quelques animations, comme celui qui roulera le plus lentement, des dérapages, ou un face à face avec celui qui ne fera pas chavirer sa moto.
Quelqu'un me tire par le sac, je fais deux pas en arrière, me tourne et un mec me dit "prends nous en photo", je m'exécute. Un autre me sort, « si tu me prends en photo j'te suce la bite ! » Je le regarde, lève mon appareil et lui tire le portrait. Les dix mastoques qui m'entourent éclatent de rire en m'envoyant des tapes dans le dos, manquant de peu de me déplacer une vertèbre. Je réalise alors que derrière ces gros muscles et ces dégaines à faire trembler un mur, ce sont des anges. Bon des anges à ne pas trop faire chier quand même hein ! Mais c'est un esprit bon enfant qui plane dans l'air.
Pendant ce temps, des dizaines et des dizaines de motos bruyantes défilent. Il y en a pour tous les goûts. Des grosses, des petites, des hautes, des basses, des larges, des minces, des rapides, des plus lentes, de tout calibres et de toutes les couleurs. Nous sommes bien d'accord que nous parlons ici de motos. Bref, y'en a pour tout le monde. 
Il y a sur place beaucoup de stands de différents produits, comme des casques, des casquettes, des t-shirts, des vestes en cuir, des couteaux, des motos, mais aussi des bibles ! Je reste immobile devant et le gérant du stand s'approche de moi et me dit, "tiens, prends une bible, c'est cadeau", il m'en tend une, je la prends et le remercie. Il est écrit en couverture "La bible. L'original, avec les mots d'aujourd'hui". Je n'ai jamais lu l'original donc bon...

Il y a dans le parc quelques jeux pour les enfants, auto-tamponneuses, carrousel, un jeu de tirs aux buts avec Gianluigi Buffon qui tournoit en guise de gardien, un taureau mécanique et des machines à coups de point. Ce sont ces dernières qui ont eu le plus de succès, autant auprès des petits que des grands. Je reste un moment à observer et photographier le club de motards Jaw Breakers (casseurs de mâchoires), frapper comme des brutes dans le punching ball. Meilleur score, 991. Ils portent bien leur nom. Je me serais probablement tordu le poignet et aurais atteint un score démentiel de 244.
Une personnalité était omniprésente. Il s'agit bien évidemment de Johnny Hallyday. T-shirts, casquettes, tatouages, peinture sur les Harley, musiques en fond sonore, groupes de covers et même un musée sur place lui était dédié ! Avec ce que j'ai cru être son sosie à l'intérieur, avant que Santiag me reprenne en confessant qu'il n'y a pas de sosie de Johnny quand on a connu le vrai.
Le soleil tape, il doit faire 30 degrés, je vais dans le coin VIP pour me chercher un verre. Le type à côté de moi est en train de s'enfiler une barquette de pommes de terre rissolées, une barquette de riz, un saladier de chips, un saladier de cacahuètes et un demi poulet parce qu'il est au régime, comme il le fait savoir à un pote. Mais attention, c'est un poulet élevé au grain et qui levait de la fonte tous les matins et tirait une remorque remplie de plombs à l'aide d'une sangle sur le front. Le mec charcute le tout avec son propre schlass. Je suis en train de l'observer avec mon Chardonnay glaçons en pensant à ma cuisse de poulet patates que je me suis envoyé ce midi. Après la cuisse je n'avais déjà plus faim, et on ne parle pas du même volatile, le poulet que j'ai mangé avait la peau sur les os ! Il devait avoir la polio ou un truc du genre...

Un concours de bras de fer était en train d'avoir lieu. L'organisateur m'explique comment être sûr, ou quasiment du moins, de gagner un match. Je l'écoute avec attention mais décline l'affrontement quand je vois le gabarit d'en face. Je me rappelle avoir vu Over The Top plus jeune. Et la fracture ouverte de l'avant bras a laissé une marque indélébile dans mon esprit.
Après avoir fait un petit tour sur les stands de tatouages et d'expositions de vieilles bagnoles je fais un dernier arrêt au grill. LE paradis des viandards. Des moitiés de porcs et des poulets entiers qui tournent à la broche sur un feu de bois, de la fondue savoyarde, de la vraie ! Des burgers de Black Angus, des plâtrées d'andouillettes comme jamais je n'avais vu ! Désolé les vegans mais l'odeur était à tomber de plaisir.
Après s'être rempli la panse, direction le pipe show ou le public avait du mal à se retenir de tout casser, s'ensuivit un concours de burn, je me retrouvais intoxiqué dans un nuage de fumée blanche et dans un vacarme assourdissant. Une fois la fumée disparue je vis autour de moi que des visages illuminés de bonheur et mon verre de blanc rempli de copeaux gomme de pneu. Je les regarde flotter, regarde mon voisin de gauche et il me lance, « tu t'en fou de ca ! Ça adhérera au gosier ! ». J'ai fini mon verre. La journée se termina avec un concert sur la grande scène. Du rockabilly qui envoyé sec. Sec je l'étais aussi. Alors je suis allé me coucher.