Brice Bonneviale pour Enduroman

Il est 11 heures du matin quand je rejoins Brice et le reste de son équipe à Calais. On entasse toutes les affaires dans le véhicule et on se dirige vers le quai d’embarquement. Pendant que la douane et leurs chiens inspectent tous les camions qui s’apprêtent à traverser la manche, nous attendons le feu vert pour monter à bord. Autour de nous, plusieurs Anglais et quelques voitures de collection qui reviennent des 24h du Mans. Mais c’est pour un autre événement sportif que nous nous rendons en Angleterre.
Plusieurs mois auparavant, j’ai revu une vieille connaissance, Pauline, qui me dit qu’elle s’occupe de la communication pour une épreuve de triathlon extrême, l’Enduroman. Le sportif qu’elle va suivre, Brice Bonneviale, n’en est pas à son premier coup d’essai. Ironman de Nice, Norseman en Norvège et Embrunman, entre autres. Maintenant il veut passer à l’étape supérieure et s’attaquer au triathlon le plus dur au monde. 140km de course à pied séparant Marble Arch de Londres, jusqu’à Douvres, 34km de natation en eau libre de Douvres à Calais et 290km de cyclisme sur route de Calais à l’Arc de Triomphe de Paris. Je suis impressionné par ce que Pauline me raconte, elle me propose d’être le photographe de l’épreuve. Voilà comment je me retrouve à embarquer sur un ferry un matin de juin pour débuter cette folle aventure.

L’équipe est composée de Pauline (communication), Anne (ostéopathe, coordination des autres thérapeutes, hypnose, méditation, nutrition, préparation mentale), Sylvain (logistique) et Brice, évidemment.
La première chose qui me frappe dans cette équipe est qu'il n'y a nullement un esprit de compétitivité mais plus un esprit familial. Rire, sourire et excitation. Après quelques blagues et notre premier Fish & Chips à bord pour nous mettre à l’heure anglaise, nous retrouvons Brice à la poupe du bateau, regardant les côtes françaises s’éloigner à l’horizon. Il sait que la prochaine fois qu’il traversera la mer, ça sera à la nage.
A 14h nous posons le pied à Douvres. C’est ici que nous établirons notre QG jusqu’à ce que le directeur de la course, Edgar Ette, juge la météo de la Manche assez bonne pour débuter l’épreuve. Nous avons un peu moins de quinze jours sinon quoi, nous rentrerons sans avoir l’opportunité de commencer quoi que ce soit. En attendant le signal, vacances ! Enfin si je puis dire. Une fois installé à l'hôtel, Brice et son équipe support entament un petit footing de 3h suivi d’une séance de yoga. Le soir venu nous nous promenons dans la ville côtière à la recherche d’un restaurant. Tout comme Calais, Douvres souffre des méfaits de quelques esprits apeurés par l’arrivée de pauvres gens fuyant la guerre et autres malheureux événements qui inondent leurs terres d’origines. Le centre-ville est déserté, trois magasins sur cinq sont vides, quelques maisons abandonnées et même si le désespoir est palpable, rien ne pourra enlever l’atmosphère « so British » de Douvres. Les pelouses verdoyantes et tondues au millimètre près, les fenêtres à l’anglaise, les enfants qui courent les rues dans leurs uniformes impeccables, le tout encerclé par d’immenses falaises de calcaire immaculées. Après avoir failli s’être fait renverser à maintes reprises en traversant la route nous trouvons notre cantine. Nous connaissons tous la réputation de la cuisine anglaise, néanmoins le repas n’en fut pas moins délicieux. Un billard et une bière plus loin, nous voilà au lit.

Les premières lueurs du jour apparaissent et toute l’équipe est déjà sur la plage pour débuter deux heures de natation. Une fois terminé, ils rentrent à l’hôtel en petite foulée. Brice attend le coup de fil d’Edgar. C’est bon. Il part ce soir. La logistique se met en place. Eau, check. Fruits secs, check. Noix en tout genre, check. Lait d’amande, check. Vaseline, check. Thé, check. La voiture est chargée, tout est prêt. Nous allons boire un verre au White Horse, bar emblématique de Douvres où tous les murs sont recouverts de graffitis de chaque personne ayant traversé la Manche à la nage. C’est entre ces murs recouverts du sol au plafond que Brice réalise ce qu’il se passe. Il ne parle plus, n’écoute plus, n’interagit plus. Il est dans sa bulle.
Deux heures plus tard l’équipe reçoit un nouveau coup de fil, Le départ est annulé. L’ascenseur émotionnel est en marche. Le matin suivant, l’hôtel étant hors de prix, nous décidons de louer une maison dans un petit village un peu plus loin sur la côte, Kingsdown. On installe nos affaires dans nos chambres respectives, puis on s’installe sur la terrasse pour un traditionnel beans & bacon. Edgar rappelle. Il nous explique que la fenêtre météo sur la Manche est très défavorable les prochains jours et qu’il y a des chances pour que nous ne puissions pas partir. Tout le monde a le cafard sauf Brice, qui nous dit qu’au pire ça nous fera dix jours de vacances en Angleterre ! Bien que nous ayons tous envie de commencer cette course, je reste abasourdi par le côté positif de cet athlète, toujours le sourire aux lèvres. Nous passons l’après-midi à nous promener au bord des falaises en admirant la vue. Une fois rentré, petit moment de détente dans le jacuzzi.
Le jour suivant, après une journée très sportive pour les personnes que j’accompagne et sur le banc de touche pour ma part, nous nous rendons à un barbecue au bord de la mer. La propriétaire de la maison, Emily, elle aussi sportive, nous a invité à un rassemblement de voisins tous accros à la nage en pleine mer. Au programme: saucisses, brochettes de légumes, cidre, bières et conversation en tout genre, le tout dans une ambiance conviviale saupoudrée d’embrun. Entre deux verres, jeunes et moins jeunes se jettent à l’eau pour une petite séance de natation.

Après une bonne nuit de sommeil, toute l’équipe sauf Brice, décide de se rendre à Londres pour faire un peu de tourisme. Sur la route Anne se rend compte qu’elle a oublié quelque chose à la maison. Marche arrière. Une fois de retour dans notre bon vieux village, Brice est en train de nous attendre. « J’allais vous appeler, nous dit-il, j’ai eu des nouvelles d’Edgar, on part ce soir ». Branle-bas de combat ! Entre cris de joie et montées d'adrénaline, je vois tout le monde filer vers son objectif. Sylvain prépare les caisses de nourriture pour les trois prochains jours, Anne les mousquetons et cordes pour nourrir Brice pendant la traversée, Pauline nettoie la maison et charge la voiture, quant à Brice, il part se reposer avant le grand départ.
La voiture est chargée et nous voilà partis pour Marble Arch. Un peu plus de deux heures plus tard nous arrivons dans un Londres noir de monde et face à un Big Ben enroulé dans ses échafaudages, mais la capitale n’en reste pas moins resplendissante.
Tout le monde porte son t-shirt affublé de tous les sponsors. Je suis Brice à travers la foule. Rachel, l’arbitre, nous attend sous l’arche. Elle nous explique quelques règles élémentaires puis donne le coup d’envoi de la course à 19h. Pendant que Brice traverse Londres en courant suivit par Rachel à vélo, nous remontons dans la voiture pour le rejoindre à la sortie de la ville. Pris dans les embouteillages, nous arrivons au point de rendez-vous deux heures plus tard, Brice nous rejoindra après quinze minutes d’attente. La nuit tombe et la route est longue. Tous les 500 mètres on gare la voiture, on attend Brice, Sylvain et Pauline le ravitaillent, Rachel lui indique la route. Les routes ne sont pas vraiment faites pour courir. Entre les routes de campagne où Brice court dans l’herbe des talus sur le bas-côté et les voies rapides où les camions nous frôlent à 90km/h dans la nuit noire, je ne suis pas très rassuré. Dans une station-service perdue au milieu de nulle part un admirateur de Brice est venu pour le soutenir, lui aussi va participer à la course dans quelques mois, il s’appelle Chris Leek. Ils discutent 10 minutes, Chris a des étoiles plein les yeux. Brice reprend la course et je m’endors à l’arrière de la voiture.

Quelques heures plus tard, j'ouvre les yeux, le dos cassé. Quand je regarde à l’extérieur le ciel est rose et les champs sont recouverts d’une épaisse brume, un vrai matin anglais. Je vois Brice arriver au loin, dans un froid perçant. Il ne s’est pas arrêté de la nuit. Bien que j’ai mal dormi, je n’ai pas le droit de me plaindre. Toute l’équipe est toujours là à s’occuper de lui, à le soutenir. Rachel lui indique toujours le chemin. Pendant la matinée Chris nous dépasse en voiture et s’arrête, il part s’entraîner à Douvres, il est surpris que Brice soit déjà si loin ! Accolade et tout le monde repart de son côté. La matinée est longue, très longue, les paysages ne changent pas, la météo est grise et brumeuse. Brice court, Pauline conduit, Brice court, on se gare pour ramasser des déchets pour la Fondation Pure Ocean qui nous soutient, Brice court, Sylvain lui prépare ses gourdes, Brice court, Rachel lui montre le chemin, Brice court.
Il est midi, nous sommes arrivés à Douvres, des locaux qui connaissent cette course pourtant assez méconnue attendent Brice sur la ligne d’arrivée. Il l’a fait ! 17h de course à pieds. Sur la plage, des gens s’entraînent pour la traversée de la Manche. Parmi eux, Chris, les larmes aux yeux, étreint notre coureur. Brice sert la main à tout le monde dont un français, Steve Stievenart, nous y reviendrons plus tard.
Une fois rentré à la maison, pendant que Brice se repose, tout le monde s’affaire à sa tâche. Une fois que tout est près, quinoa et pavé de saumon dans le ventre, nous filons au lit. Nous dormons trois ou quatre heures et nous sommes debout, près pour l’étape la plus dure de la course, la traversée de la Manche à la nage.

A minuit nous sommes sur le pont d’embarcation. Tout le monde charge le bateau. Anne enduit Brice de graisse pour l’aider à enfiler sa combinaison. La tension est palpable. Nous embarquons tous afin de sortir du port, sauf Pauline, qui traversera le lendemain avec la voiture. Une fois en position nous nous rapprochons du bord, Brice plonge pour rejoindre la côte et repart aussitôt, c’est le début d’une longue, très longue traversée. Après avoir filé un coup de main à tout installer à bord et regardé Brice nager un peu je vais me coucher sur une banquette sur le pont abritée par une bâche.
6 heures du matin, sous la bâche le soleil tape et me réveille. Ce dernier illumine le ciel en jaune et se reflète sur l’eau, la rendant flamboyante. Tout est calme, nous sommes sur une mer d’huile, Sylvain est toujours à son poste, jetant à Brice des gourdes avec de la nourriture liquide toutes les demi-heures. Anne a le mal de mer et passe son temps dans son coin à essayer de survivre aux remous du bateau. Rachel est à l’avant et regarde si Brice ne rencontre aucunes difficultés. Quant au principal concerné, il est toujours en train de nager.
La matinée est assez longue et tranquille. L’eau à perte de vue, quelques paquebots à l’horizon et un homme à la mer. Le bateau est petit et depuis que nous sommes partis j’ai dû faire cent fois le tour. De temps en temps je vais dans la cabine pour tenir compagnie aux pilotes et leur demander des informations sur les outils de navigation. Entre temps Brice nous demande depuis combien de temps il nage, « 10 heures », lui répond Sylvain. « 10 heures ?!! Hurle Brice, surpris. Mais j’ai calculé, c’est pas possible ! Ça fait 14 heures que je nage ! ». Nous lui confirmons tous que ça fait bel et bien 10 heures. L’expression de son visage change, il devient dur, l’effondrement psychologique commence.
Vers midi le temps se gâte. Le ciel devient gris, des gouttes se mettent à tomber et les vagues deviennent de plus en plus conséquentes. Je suis sur la banquette à l’abri et je trouve que le temps de ravitaillement entre Sylvain et Brice est plus long que d’ordinaire. Je me lève et vois Brice qui demande à abandonner la course. En me rapprochant je l’entends parler avec Sylvain. « J’en peux plus, je suis crevé, j’arrête », Sylvain lui répond qu’il n’a pas fait tout ça pour rien, qu’il n’est pas fatigué, c’est dans la tête, uniquement dans la tête. Il lui dit de continuer à remuer les bras, et de ne penser qu’à ça, le mouvement de ses bras. Brice repart.
Une heure plus tard Brice revient en tremblant prétextant une hypothermie. Rachel lui répond « je sais ce que c’est une hypothermie et tu n’es pas en train d’en faire une ! Donc tu continues de nager ! ». On ne lui laisse pas vraiment le choix.
Les vagues deviennent de plus en plus violentes, et même si à l’avant du bateau Sylvain et moi trouvons ça drôle, ce n’est pas le cas de Brice et Anne.
Trois heures plus tard Brice revient à la charge et, les mains jointes, nous supplie de le laisser monter sur le bateau. Négatif. Le refus est catégorique. Tu vas continuer à nager. Brice refuse. Laissant son mal de mer de côté, Anne se lève et par-dessus bord crie à Brice qu’il doit continuer. Il se tait et repart.
Le temps est long et comme si ça ne pouvait être pire j’ai une chanson de Gloria Gaynor dans la tête que je chanterai pendant les dix heures qui restent.
Brice refera plusieurs tentatives pour remonter sur le bateau, elles échoueront toutes. En fin d'après-midi, notre embarcation se met à tourner sur elle-même. On se demande tous ce qu’il se passe. Un des pilotes vient nous voir pour nous informer que le pilote automatique est HS, et s’ils n’arrivent pas à le réparer dans les 10 minutes il faudra abandonner la course. Je n’ose même pas imaginer qu’après tant d’effort, de temps, d’entraînement, d’espoir, de rêve, de dépassement de soi, de concessions, de devoir lui avouer qu’il est obligé d’abandonner la course à cause d’une défaillance technique dont il n’est pas responsable. Au ras de l'eau, Brice ne voit pas que le bateau trace des cercles et s’obstine à le suivre. A chaque fois qu’il sort la tête de l’eau le bateau est dans une autre direction, il est complètement désorienté. Il nous demande « c’est quoi ce bordel ! Qu’est ce qu’il se passe ?! ». On lui explique mais avec ses bouchons d’oreilles il ne nous entend pas. Avec un peu d’huile de coude, le pilote parvient à réparer le pilote automatique. Brice ne sait toujours pas ce qu’il s’est passé mais continue à suivre le bateau. Au loin je vois distinctement le beffroi de Calais, il me semble que je pourrai le toucher. Grossière erreur. Le chemin sera encore très long.
Nous nous rapprochons de la ligne d’arrivée. Il est 23h. Brice nous demande s’il est encore loin de la côte, on lui dit que non, deux cents mètres à peine. Il refuse de nous croire, « vous êtes des menteurs ! J’en ai encore pour deux heures j’en suis certain ! Vous me mentez ! ». Sylvain, qui l’a épaulé chaque seconde de la traversée, s’efforce de lui répéter qu’il y est. Mais épuisé et désorienté, il refuse de le croire. Rachel, plonge à l’eau pour faire les cent derniers mètres avec lui et le guider jusqu’au bord. Quand elle arrive à sa hauteur, il hurle et nage dans la direction opposée. Il nous avouera plus tard qu’il n’y voyait plus rien avec la succion exercée par ses lunettes de natation et que sur le moment, il a cru qu’il se faisait attaquer par un phoque, très présent dans la manche.
Au loin on voit qu’il touche le sol. Il reste allongé sur les galets. Deux personnes sont présentent sur la plage pour l’accueillir, il s’agit de Steve Stievenart et de sa femme. Ils ont suivi les coordonnées GPS de Brice sur internet pour savoir où et quand il arriverait. Ils se serrent dans les bras.
Après 21h30 de nage sans pause, Brice va se coucher, il est deux heures du matin. Il me réveillera cinq heures plus tard me disant que je dois être en bas et prêt dans vingt minutes, il va commencer la dernière ligne droite. 290 km à vélo. Il a clairement l’air plus en forme que moi.

Le trajet est agréable. Grand soleil, beaux paysages, Brice pédale et fonce comme une fusée, il ne roule pas il vole. On sait qu’il est à l’aise sur son vélo, pour nous c’est comme si il avait déjà fini la course. Après quelques pauses et 15 heures de cyclisme, il arrive à l’Arc de Triomphe parisien où sa famille, plusieurs amis et des fans qui ont suivi ses exploits sur internet sont là avec le champagne et plein d’admiration.
Ils lui disent « bravo Brice ! T'es un champion ! Tu as réussi ! », ce à quoi il répond, « Non, je n'ai pas réussi, avec Anne, Pauline, Rachel, Sylvain et Aurélien, NOUS avons réussi, nous sommes une équipe et sans eux je ne serais pas là ce soir ». Quelle humilité ! Bien des sportifs auraient prit tous les honneurs, Brice garde les pieds sur Terre. Durant ses entrainements j'ai vu des dizaines de sportifs qui s'entrainaient du matin au soir, pesant leur repas, ne buvant que de l'eau, faisant 120kg de muscle parfaitement dessinés. Combien d'entre eux ont fini cette course ? Zéro.
Mais Brice lui, il l’a fait. C’est la 37ème personne à l'avoir fini en 20 ans. J’ai du mal à réaliser, comme lui je pense. Mais il l’a fait.
Pourtant il a 48 ans, c 'est une crevette, le soir c’était pinte au pub, toujours le sourire et des blagues, pas de prise au sérieux du genre je suis le meilleur, humble et de bonne humeur. C'est la clef. Se dépasser et réussir des épreuves incroyables ne se mesure pas par ce que tu as dans les bras et dans les jambes, mais par ce que tu as dans la tête.