White Winter Hymnal

Août 2019. Je reçois un e-mail d’un certain Evgeny qui se présente comme étant le directeur du Space Place, une galerie d’art située en Sibérie, plus précisément à Nizhny Tagil. Il aimerait m’exposer, ou plutôt exposer mes photos, et me dit que je serai logé chez lui. J’accepte évidemment. Après m’avoir proposé plusieurs dates, le 1er février 2020 est la date retenue pour réaliser le vernissage. Quitte a crever de froid en plein hiver autant le faire en pleine toundra.

En cherchant un peu sur internet comment me procurer un visa, je me rends vite compte que simplicité ne fait pas partie du langage administratif. Mais coup de bol, depuis la coupe du monde de football de 2019 en Russie, l’administration russe daigne faire entrer des étrangers sur son territoire. Une semaine plus tard et après avoir rassemblé tous les documents nécessaires, je me retrouve à Paris afin de les déposer à l’ambassade. Celle-ci se situe à l’autre bout de la capitale, au fin fond du 16ème arrondissement. Mauvais timing pour aller faire sa demande de visa puisque les rues sont bondées de gilets jaunes qui n’en ont rien à faire de la coupe du monde de football. Manifestement les métros s’en foutent aussi, donc pas d’autres choix que de m’y rendre à pieds.
Deux heures de marche plus tard, un gardien me reçoit à l’entrée du bâtiment. À travers la barrière qui fait office de douane, il me demande avec un fort accent russe «  Rendez vous  ?  » (comprenez «  Lendez vous  »), ce à quoi je réponds par la négative. «  Dans ce cas toi aller à autre ambassade, un kilomètre vers sud  ». Il me donne un petit papier sur lequel est inscrit l’adresse, je commence à marcher. A mi chemin je sors le papier de ma poche et revérifie l’adresse située dans le 8ème arrondissement, c’est à dire à l’opposé… Je ne suis plus à ça près, et puis qui n’a jamais rêvé parcourir Paris de long en large et de travers.

Je rebrousse chemin. Quarante cinq minutes plus tard, j’arrive essoufflé mais à bon port.
Tout se passe rapidement et relativement sans accroc. Me voyant hésiter sur la durée totale de mon séjour, la personne du guichet le rallonge gracieusement d’une journée. Noël avant l’heure. Elle m’informe que mon visa devra être retiré dans deux semaines.
Je ressors, agréablement surpris d’avoir eu affaire à des autorités plutôt flexibles à la réputation d’être pourtant très strictes. La coupe du monde a du faire son effet.

Vient le moment de faire ma valise. Je sors les affaires les plus chaudes du placard, c’est à dire pas grand-chose. Je me pose sérieusement la question du couvre chef. Il est conseillé de se couvrir en Sibérie, mais j’ai incontestablement une tête de con avec un bonnet. Après trente sept secondes de réflexion je laisse le bonnet dans la placard, préférant mourir d’hypothermie avec classe, style first.
Le 27 janvier en fin de matinée, je suis paré (sans bonnet). Je saute dans le train direction Paris pour rejoindre le RER B. Mon vol est prévu en fin d’après midi à Charles de Gaulle. Environ une heure trente après le décollage j’atterris à Amsterdam.
Seulement deux petites heures d’attente puis me voilà de nouveau dans les airs pour rejoindre Moscou. L’avion atterrit à l’aéroport en plein milieu de la nuit pendant laquelle je lutte contre la fatigue pour ne pas louper mon prochain vol, trois heures plus tard.

J’arrive à Ekaterinbourg à midi.
L’aéroport est désert. Pas un chat sauf quelques personnes (qui ne sont pas des chats) ici et là derrière leur guichet. Je me rends au point d’information pour savoir où je peux convertir mes euros en roubles. La dame ne parle pas anglais bien sûr, russe oblige. Elle prend son talkie-walkie pour appeler un jeune homme qui arrive et m’embarque au bureau de change. Je dépose mes billets en échanges desquels j’obtiens mon solde pour la semaine. En retournant dans le hall je cherche le guichet des bus. Encore un fois, l’anglais est boycotté, j’en viens à regretter le guichet du 16ème qui se trouvait en réalité dans le 8ème. La réceptionniste me note le numéro du bus que je dois prendre sur un papier, le «  1  ».

Je sors de l’aéroport et une vague de froid m’emboutit de plein fouet, ma moustache gèle en dix secondes, le vent glacial me brûle les oreilles. Je repense à mon bonnet et je me sens con sans l'avoir sur la tête. Le parking en face du bâtiment est vide lui aussi. Si je n’avais pas atterri trois quart d’heure plus tôt je me serais demandé si cet endroit était réellement en activité. Je ne vois aucun bus si ce n’est un martchoutka avec le numéro «  1  » affiché à l’avant. Je demande au chauffeur s’il se rend à la gare, il ne comprend pas, je lui dis «  tchou tchouuu  », il me répond «  da  ». Première victoire.

L’intérieur du van est en lambeaux. Le conducteur me dit de m’asseoir à l’avant avec lui. Il s’appelle Vladislas. Il me demande une cigarette et me dit qu’on peut fumer à l’intérieur. Je lui sors mes roulées, il semble surpris. Quand il l’allume son regard s’illumine, il me fait comprendre qu’elles sont meilleures que les cigarettes industrielles russes. Dans la foulée il appelle un de ses amis en Facetime. Je comprends qu’il lui parle du tabac, il danse et se pavane comme si ma clope était la Rolex des roulées. Je lui paye le trajet jusqu’à la gare et il m’offre le surplus pour les bagages. Je lui en roule une deuxième.
Un autre passager monte dans un van encore vide jusque là. Après vingt minutes d’attente le chauffeur démarre enfin. Il me dit que nous serons à la gare d’ici quinze minutes.
Il me fait comprendre fièrement qu’il aime l’équipe française de football qui a joué à Ekaterinbourg lors de la coupe du monde, contre le Pérou.

J’observe le paysage, jusque là aucune surprise. la Russie est comme je l’imaginais, c’est à dire ponctuée de neige et de HLM. Le chauffeur allume sa deuxième cigarette et rappelle son ami pour lui montrer sa deuxième Rolex tout en conduisant. Il me montre ensuite des vidéos de lui en train de fouiller les lacs du coin avec son détecteur de métaux. Il y trouve des montres, des bijoux et même une alliance, à défaut de tomber sur des roulées avec du tabac français.

Une fois à la gare il m’explique que le train est plus cher et plus long pour aller à Nizhny Tagil, que le mieux pour moi est de prendre un autre martchoutka. L’autre passager, qui est ouzbek, me dit de le suivre. Après avoir traversé la gare, on ressort et il me dépose devant une sorte de gare routière puis me dit au revoir. Des dizaines de personnes sont entassées devant l’entrée pour acheter un ticket. Je demande à un homme si c’est bien ici qu’on achète les tickets de bus mais again and again il ne parle pas anglais.
Le froid me transperce de part et d’autre du corps, le sol est une patinoire sur laquelle mon équilibre est mis à rude épreuve. J’entre dans la gare routière qui grouille de voyageurs en dépit de sa petite taille. Tout est écrit en cyrillique, les gens parlent et bougent dans tous les sens, je me sens désorienté et perdu surtout après la nuit blanche que je viens de passer.
La personne que j’avais abordée à l’extérieur revient vers moi pour me donner un coup de main. Je lui donne ma destination et il fait la queue pour acheter le ticket; sympa. Sur le quai de la gare, il me montre quel bus je dois prendre et m’explique avec sa montre l’heure du départ. Je lui propose un café mais il décline, en revanche il m’en offre un voyant que je suis frigorifié. Le café terminé, il part à la rencontre d'un couple de personne âgées se rendant elles-aussi aussi à Nizhny Tagil et leur demande de prendre soin de moi; encore plus sympa.
Installé dans le martchoutka je constate qu’il y fait aussi froid que dehors. Je ne peux même pas voir le paysage car la vitre est gelée à l’extérieur ET à l’intérieur. Je parviens à m’endormir au bout de quelques minutes.

Le couple me réveille, le bus est à l’arrêt, nous sommes à Nizhny Tagil. Il fait un froid de canard et il y a 40 centimètres de neige tout autour de moi. Après dix pas mes pieds sont congelés. Le couple me demande, le tout avec les mains, si quelqu’un vient me chercher. J’essaie de leur expliquer que j’ai le numéro d’une personne mais que je ne peux pas l’appeler, ni aller sur internet pour la contacter. Ils ne comprennent pas. Je leur montre le numéro de téléphone d’Evgeny, ils essaient d’appeler mais ça ne fonctionne pas. Je tente de leur expliquer que c’est à cause de l’indicatif russe, sans succès.
Il y a un petit magasin de téléphonie dans la gare, nous nous y rendons. Encore une fois la vendeuse ne parle pas anglais mais a en revanche une idée de génie. Elle télécharge sur son portable une application qui traduit ce que l’on dit dans la langue souhaitée. Elle comprend ce que j’essaie d’expliquer depuis maintenant un quart d’heure et appelle Evgeny. Celui-ci dit qu’il arrive, je remercie tout le monde et sors fumer. Je tremble tellement que j’arrive à peine à rouler. Un homme vient me voir, ma situation a l’air de le faire rire. Il porte une petite chemise boutonnée avant le col, un pantalon assez court, sans chaussettes. Il me parle en russe et of course je ne comprends rien. Evgeny arrive, mon sauveur. Il est la première personne qui parle correctement anglais depuis que j’ai posé mon pied sur le territoire. Deuxième victoire.

En montant dans sa voiture il me demande où est mon bonnet. Comme je n’en ai pas, il m’amène dans un magasin m’en procurer un. J’achète par la même occasion des chaussettes de compétition, une cagoule laissant juste apparaître mes yeux et le fameux bonnet option tête de con.
Je comprends qu’il y a eu un malentendu au sujet du logement quand Evgeny me dépose chez un couple de retraités. Derrière trois énormes portes en ferrailles, servant à contrer le froid je suppose, je rencontre Nadia et Vladimir. Evgeny ne semble pas connaître le couple et part. Mon sauveur à temps partiel s’éclipse donc aussi vite qu’il est apparu. Nadia me dit de retirer mes chaussures, le sol est chauffé. Paradis. Elle me montre ma chambre composant cet appartement de trois pièces fort agréable. Nadia parle anglais, mais pas son mari; demi victoire.
A peine installé elle me demande si j’ai faim. Je suis affamé. Elle me dit de mettre les pieds sous la table, je m’exécute. Elle m’apporte une tasse de thé suivi de petits plats, qui me rappellent la Géorgie: Salade de choux émincés, beignets maison, soupe à je ne sais quoi mais qui ressemble à de la soupe miso, haricots verts et boulettes de viande. Délicieux. Paradis Volume II.
Le diner terminé, je demande à Nadia comment elle a rencontré Evgeny. Elle répond qu’elle ne le connaît pas. C’est un ami de son professeur d’anglais qui lui a expliqué qu’Evgeny recherchait un logement pour un artiste qui allait venir passer une semaine en ville. Il lui a alors conseillé de m’héberger pour travailler son anglais. Voilà comment je me suis retrouvé dans cette charmante famille.
N’ayant quasiment pas dormi depuis maintenant vingt-quatre heures, je prends congé de mes hôtes, leur faisant comprendre que je tombe de sommeil.

Le lendemain je suis réveillé en grande pompe. Le café et le petit déjeuné sont servis. Tartines toastées et nappées confiture de fraise maison. Le thermomètre face à moi indique une amplitude thermique de 40°, 20° à l’intérieur, -20° à l’extérieur. Ça pique.
Le repas englouti, je retrouve Evgeny qui m’attend devant la porte pour me faire visiter la galerie. Dehors, il y a presque autant de neige sur la route que sur les trottoirs. Dans les virages les voitures dérapent et glissent mais tout le monde maitrise son véhicule comme si de rien n’était. Les rues sont encadrées par des barres HLM au revêtement fracturé et aux barreaux rouillés. A première vue tout semble en état de vétusté mais on m’explique que c’est cela est causé par le sel sur la route. Même tarif pour les voitures.
Evgeny court partout, il semble être quelqu’un de très occupé. On s’arrête d’abord sur la place principale de la ville, il a quelque chose à y faire, je l’attends donc à l’extérieur et en profite pour prendre quelques photos. Aussitôt revenu il saute dans la voiture et m’emmène manger une soupe dans un petit restaurant. Malgré l’apparence dépravée des bâtiments, leur intérieur est quant à lui très propre et beau. Bien plus design que dans les boutiques d’Europe occidentale d’ailleurs.

La salle d’exposition se situe dans une petite maison en briques, entourée de stalactites pendant le long de la gouttière. La maison est encerclée par de vieux immeubles rappelant la période communiste. Au centre de chacun de ces blocs est présent un pseudo jardin d’enfants composé de balançoires, toboggans et dessins vieillots. A l’instar de la galerie, la maison s’apparente à un petit musée de je ne sais pas de quoi.
En attendant Evgeny enfermé dans son bureau, je visite seul le musée. Le cyrillique ne m’aide pas énormément. De temps à autre j’interpelle la guide qui traverse le couloir pour lui demander ce que telle ou telle lettre signifie. Je parviens à déchiffrer certaines lettres, jusqu’à en déduire des mots, sans pour autant comprendre ce que ces mots veulent dire. Pas de nouvelle victoire en vue.

En début d’après midi je rentre à la maison où Nadia m’attend pour que nous partions en balade. Je découvre des statues de Lénine et des tanks majestueusement dressés sur des socles en marbre. Nadia veut me montrer la vue depuis Lisya Mountain, la colline qui surplombe la ville mais les marches qui y mènent sont recouvertes de neige et très dangereuses.
Inquiet pour Nadia tout en prenant garde à ne pas tomber, je constate avec ironie que de nous deux, elle est celle qui s’en sort le mieux. A la seconde moitié de l’ascension, nous rencontrons deux employés municipaux qui déneigent les marches à l'aide d’une pelle et d’un balai, laissant juste une fine couche de glace très glissante.
Vu d’en haut le paysage est blanc à perte de vue, le fleuve est gelé à tel point que des pêcheurs ont percé des trous dans la glace afin d’y plonger leur ligne. La neige s’écrase sur nos visages et fond tout doucement sur nos visages. J’observe les usines implantées un peu partout dans Nizhny Tagil. Elles dégagent une atmosphère post-apocalyptique qui englobe la cité de par l’immense nuage émergeant des cheminées et flottant comme un esprit au dessus des habitants.
En redescendant de la colline nous faisons une halte au musée d’histoire de la ville. Le sol du rez-de-chaussée et les escaliers sont recouverts d’un métal orné de mille motifs. La visite commence par le premier étage. Tout est un peu mélangé pourtant les guides, semblent connaitre leur sujet sur le bout des doigts, que ce soit la salle sur la faune et la flore de la région. On trouve toutes sortes d’animaux locaux empaillés, des vestiges et objets de la seconde guerre mondiale, de l’exploitation minière, on apprend l’histoire de la famille Demidov qui a construit les premières usines de la ville permettant son développement industriel et son apparition sur la carte. Une dose d’humour servi par des femmes accueillantes et le tout pour moins d’un euro l’entrée. Bon, heureusement que Nadia est là pour la traduction.

Nous sommes dans le tramway en direction de la maison quand Nadia me dit que nous allons fêter avec Vladimir leurs 48 ans de mariage ce soir. Nous bravons alors le froid en quête d’une bonne bouteille de vin. C’est dans une ambiance tamisée à la lueur des bougies et dans la bonne humeur que nous dégustons un succulent repas, Vladimir sort ses vieux vinyles de chanteurs français composés des chansons de Dalida, Joe Dassin et Mireille Mathieu bien entendu! Alors que nous écoutons «  siffler sur la colline  » Vlad me confit qu’il ne comprend pas les paroles mais qu’il a toujours imaginé un homme brave et courageux, chevauchant son cheval pour partir à l’aventure. Je l’imagine galopant, tout en réalisant qu’il est bien loin de la réalité. On finit la soirée au Cognac et dodo.

Le matin suivant, Evgeny et moi devons installer l’exposition. Il me conduit jusqu’à la galerie où m’attendent Katya et Tanya, mes traductrices d’un jour. Pourquoi deux ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, ces deux jeunes filles sont extrêmement patientes et sympa. En premier lieu, elles me font la visite du musée en version anglaise et me racontent la vie de Bulat Okudgava, le Georges Brassens local, qui a grandi dans cette maison. S’en suivent la visite des autres salles dédiées à des objets incarnant les vieilles traditions locales. Parmi elles, ce calendrier de l’avent qui, au lieu de donner un chocolat par jour, offre un présage. La case que je dévoile prédit que je vais me faire de nouveaux amis. Bien vu.
Nous retournons dans la salle d’exposition où une équipe de télé m’attend pour m’interviewer à propos de mon travail. Le journaliste me dit qu’il va d’abord me poser quelques questions auxquelles je peux me contenter de répondre rapidement, juste histoire régler le son et l’image. Je m’exécute.
Cinq minutes plus tard le reporter s’exclame «  voilà  !  ». Je lui demande alors si on débute maintenant l’interview, il me répond «  non, on vient de la finir  ». Comprenne qui pourra.

Une fois rentré, Nadia veut me montrer quelque chose. Elle s’occupe du chat de sa voisine à qui elle a appris quelques tours pour le nourri, comme zigzaguer entre ses jambes ou donner la patte.
Après le repas, Vladimir, qui est passionné de photographies, me montre ses photos de vacances en Turquie et dans toute la Russie. A travers les photos, je comprends alors qu’ils forment un couple très sportif, entre randonnées, ski, en passant par le camping, puis le canoë. Nadia a même été sacrée championne de ski dans sa jeunesse et continue encore aujourd’hui à remporter des compétitions.

Le lendemain Evgeny me récupère en début d’après midi direction une grande école pour une intervention durant laquelle je devrai présenter mes photos et parler aux élèves. Dans le hall de l’établissement scolaire, je découvre un modeste bureau derrière lequel se dresse un mur incrusté d’une immense fresque kaki représentant des divinités grecques ailées. Le bureau sépare l’entrée des couloirs qui mènent aux salles de classe. Plusieurs élèves habillés d’un costume militaire jonchent les couloirs. Le professeur qui doit me prendre en charge m’emmène vers son bureau.
Je n’aime pas me retrouver seul devant une salle entière, je n'aimais déjà pas ça durant les exposés en classe. Le stress monte. Alors que nous avançons dans les couloirs je demande à l’enseignante pourquoi tous les étudiants sont vêtus ainsi, elle me répond qu’en ce moment ont lieu les compétitions sportives inter-écoles. Le sport se pratiquerait donc en uniforme.
Je découvre moins de dix élèves en arrivant dans la classe. Je me dis que ça aurait pu être pire jusqu’à ce que la prof m’informe que le reste ne va pas tarder à arriver.
Alors que je ne sais pas trop par où commencer une étudiante me demande la permission pour m’interroger tout de suite, car elle doit partir avant la fin du cours. Avec plaisir. Il n’en faut pas plus pour me mettre dans le bain. Le stress s’évapore à tel point que j’ignore l’arrivées des autres élèves, assis sur le coin du bureau, m’improvisant professeur chevronné. Le temps s'écoule en un éclair. J’aurais pu continuer à parler durant des heures et je suis même un peu déçu que ce soit déjà fini.

Cette déception est de courte durée puisque je dois ensuite participer au cours d’anglais de Nadia qui a lieu dans la soirée Celui-ci se tient en centre ville, à côté de la gare. Il a lieu dans une salle de classe, située au dernier étage d’un immeuble.
Nadia me laisse avec Aleksander, l’un de ses professeurs qui a le même âge que moi. Nous avons une discussion autour d’un thé, le fait de pouvoir réellement communiquer avec quelqu’un me procure un vrai plaisir.
Le cours commence, retour dans la salle. Un autre professeur est là, il s’appelle aussi Evgeny. Il a disposé toutes les chaises en arc de cercle avec une isolée face aux autres. Je sens le truc arriver. Il me dit «  installe toi ici pour que tout le monde te voit bien  ». Bingo.
Maintenant que les vingt-cinq personnes présentes ont leur regard braqué sur moi, Evgeny leur dit «  Allez-y, posez lui des questions  ». Je me prête au jeu pendant une heure et demi, ce qui est plutôt amusant. Mais une demi-heure avant la fin du cours et tandis que les élèves semblent avoir épuisé leur lot de questions, l’enseignant me demande de poser de les interroger mon tour, ce à quoi je n’étais pas du tout préparé. Je lui fais savoir.

Il me répond «  Improvise  ! Tiens par exemple quest ce qui te frappe en Russie  ?  » (Outre la neige et les HLM?). J’explique alors avoir remarqué que les gens, de manière générale, se moquent des homosexuels, je leur demande donc pourquoi. L’un des étudiants me répond que c’est parce que ce sont des dégénérés, atteints d’une maladie et qu’il faut les soigner. Je suis choqué et essaie par tous les moyens de lui montrer qu’il a tort mais rien n’y fait. Une autre personne intervient et souligne le fait que la Russie est un très grand pays avec de grands espaces vides et que ce n’est pas avec des homos qu’ils vont pouvoir peupler le pays.
Je tente de leur faire remarquer qu’il y a peut être déjà un peu trop d’habitants sur Terre donc que quelque part ce n’est pas si mal. L’argument ne fait pas l’unanimité devant une telle vision de l’humanité.
Je demande ensuite pourquoi Lénine est omniprésent, statues, portraits, etc. contrairement à Staline. La réponse est simple : Lénine a sauvé et redressé la Russie en 1917, aidant à mettre fin au tsarisme. Staline quant à lui mis en place le totalitarisme et assassiné des milliers de russes, ce que Khrouchtchev dénoncera plus tard entrainant la déstalinisation.

Ma dernière question se veut plus contemporaine : Pourquoi les russes admirent autant Poutine ? J’explique que c’est un personnage qui terrifie autant qu’il fascine et que j’aimerais en savoir plus. Tout le monde se tait, des regards s’échangent silencieusement, le professeur se lève alors pour fermer la porte. Je lui demande s’il ferme la porte à cause de ma question. «  Non non, cest juste pour ne pas déranger les autres classes  ». Sa réponse me semble infondée puisque la porte est grande ouverte depuis bientôt deux heures. A ce moment s’entame un brossage de poils en bonne et due forme, à base de Poutine est le meilleur, Poutine ne ment pas au peuple, Poutine fait tout pour son pays et ses citoyens.
Je me risque à évoquer la Géorgie et l’Ukraine, ce à quoi ils rétorquent: «  Ces pays nous appartiennent, ils sont russes  ». Je réponds que les frontières se sont déplacées et ce, depuis le début des nations en tant que telles, qu’elles aient un jour été russes, françaises, anglaises espagnoles etc. ne signifie pas que ces pays leur appartiennent à jamais, un jour n’octroie aucun droit infini sur ces territoires. Une importante partie de leurs terres a par ailleurs été mongole il y a bien longtemps. Rien n’y fait, je comprends que je ne gagnerai pas la partie.
Le cours est terminé. Certains étudiants semblent avoir apprécié ma compagnie et m’invitent au restaurant deux jours plus tard. Qu’il en soit ainsi. Victoire mi amère mi entière.

Le jour J est arrivé. Je me promène toute la journée en ville avant mon rendez-vous à la salle d’exposition en fin d’après-midi. Le vernissage commence à 18 heures. Les premiers visiteurs arrivent, puis très vite la foule s’épaissit, plusieurs étudiants rencontrés durant mon intervention les jours précédents sont présents. Finalement la salle est bondée. Tout le monde veut me parler, les gens font la queue pour des selfies ou des autographes. Je profite de cet instant de gloire éphémère.
Il est 21 heures, le vernissage se termine. Je propose un verre à mon public. Je ne sais pas si c’est par timidité, culture ou en raison de l’heure mais toujours est-il que personne ne se bouscule au portillon. Merde c’est vendredi soir tout de même  ! Voyant mon visage en détresse, trois des étudiants se portent volontaires pour une bière. Henry, Phil et Valentina.
Le bar est très classe. Nous commandons des bières et des trucs à grignoter. Une fois à table, le serveur nous fournit des gants en latex noirs afin de déguster nos plats de façon hygiénique. Bizarre et même si j’ai l’air d’un tatoueur, ça a du sens (surtout un an plus tard). On parle de tout et de rien, les bières se vident les unes après les autres et nous rentrons sous de gros flocons que le vent abat sur nos têtes ivres.

Pour occuper mon samedi, Evgeny me présente des personnes pour réaliser un shooting. C’est ainsi que je rencontre Elizabeth, Anna et Alexander. Mes deux traductrices sont aussi de la partie. On se balade en ville tout en prenant des photos. Toute les trente minutes nous nous réfugions dans un café afin de se réchauffer un peu. Il fait -30° dehors.
Quarante minutes après avoir commencé notre promenade, Elizabeth nous abandonne. Elle nous dit qu’il fait trop froid pour continuer. Elle nous remercie puis s’efface en grelottant dans le manteau neigeux. Un peu plus d’une heure plus tard, c’est au tour d’Anna de rendre les armes.
Nous ne sommes plus que quatre. Je suis congelé, et je n'ai pas aimé la fin de Shining donc je décide de mettre un terme à cette aventure.

Le soir nous avons rendez vous au restaurant avec les étudiants du cours d’anglais. Les gens sont adorables, tout le monde a l’air heureux de me voir et je passe une agréable soirée. Ils me demandent si j’ai bu de la vodka depuis que je suis arrivé et la réponse est non.
D'un coup, plusieurs bouteilles apparaissent par magie et s’entrechoquent sur la table. Elles sont accompagnées des shooters faisant le double des verres dans lesquels on a l’habitude de boire en France. Je commence à émettre de sérieux doutes quant au fait de finir ma soirée en toute lucidité.
Maxime, une personne que j’apprécie particulièrement, m’apprend à boire correctement. Selon lui, pour accompagner le shooter, il faut se servir un grand jus de fruit, on boit alors la vodka cul sec, puis le verre de jus et dans la foulée on avale du pain avec une rondelle de pomme de terre sans oublier un bout de poisson cru. La technique s’avère fructueuse puisque à la fin du repas j’arrive encore à marcher droit.

Je leur dis qu’en France nous avons ce cliché des russes ivres tout le temps, ce qui n’est pas forcément vrai puisque c’est la première fois que je bois autant depuis mon arrivée. On me répond que c’était le cas il y a une dizaine d’années mais que maintenant les gens se sont relativement calmés.
Je leur parle des vidéos que l’ont peut voir sur internet, montrant des russes qui conduisent bourrés, et autant dire qu’internet en regorge. On m’explique que les habitants ont des caméras dans leur voiture en raison des accidents liés à la neige et aux routes glissantes et que si nous avions le même système en France nous aurions également beaucoup de vidéos cocasses. Ils marquent un point.

Alors que la soirée et déjà bien entamée deux jeunes filles nous rejoignent. C’est l’anniversaire de l’une d’entre elles et celle-ci est particulièrement jolie. Elle me pose plusieurs questions et au bout d’un moment, un peu gênée, me dit qu’elle a un cadeau pour moi. Elle me tend un sac dans lequel je découvre des dizaines de pommes et de noix. Je suis surpris, comme vous pouvez l’imaginer, et Nadia me dit que c’est un cadeau que l’on offre aux gens que l’on apprécie. Je regarde la fille, elle me sourit tendrement, c’est à mon tour d’être gêné.

Le dimanche Vladimir veut m’emmener faire un tour à la campagne avec son club de photographie. Nous voici à parcourir la campagne de l’Oural. Des étendues blanches à perte de vue, entourées par des milliers de sapins. Le soleil dessine un cercle jaune à travers le ciel brumeux au dessus de nous, perdu dans l’immensité quasi monochrome. Nous visitons un petit village dans lequel se trouve une vieille église orthodoxe. A l’intérieur tout est dans son jus. Un groupe de croyants dîne sur une table dans un coin, l’église est chauffée par deux cheminées gigantesques. De vieux fers à repasser sont posés sur les trous d’une grosse cuve qui retient la chaleur, Vladimir et ses amis brûlent un cierge.
Nous arrivons ensuite dans le petit village de Tavogly, où nous découvrons un chalet spécialisé dans la poterie. On nous explique comment ils la réalise et nous laissent tenter notre chance. Tout le monde rit en me regardant faire un vase de qualité douteuse et de petits animaux en argile.
Après s’être restaurés, nous partons visiter une autre ville, Nevyansk, où l’ont peut observer une grande tour penchée. La tour de Pise russe comme ils aiment à l’appeler. Un petit thé au Cognac pour se réchauffer et nous voilà repartis pour Nizhny Tagil.
Une fois de retour à la maison Nadia me fait couler un bain. Quoi de mieux pour clôturer cette journée  ?

Pour mon dernier jour je rejoins les traductrices ainsi que Lera, Maria et Sergeï avec qui je vais faire des photos. Nous sommes accompagnés au début de notre escapade par une journaliste et sa cameraman pour réaliser un petit reportage sur nous. Une fois celui-ci terminé Sergeï m’offre une glace à la tomate. Je ne sais pas ce qui est le plus étrange entre une glace à la tomate et le fait de manger une glace par -30°. Toujours est-il que la glace me paraît presque chaude, ce n’est donc pas désagréable à manger et puis le goût est intéressant.
Nous nous promenons dans le quartier de GGM, un coin un peu plus reculé de la ville avec de vieilles maisons en bois sculptées. Magnifique.
Après cette après-midi Evgeny me dit qu’il veut me montrer son atelier de peinture. Soit.
D’après ce que j’ai compris l’immeuble loge plusieurs ateliers d’artistes. Dans l’espace réservé à Evgeny un bon nombre de peintures sont exposées et l’une d’entre elles attire mon attention. «  J’aime bien celle-ci  » lui dis-je en lui montrant. «  Celle-ci nest pas de moi  ».
Il y a des bombes de peintures un peu partout sur le sol et un violon en mille morceaux. «  C’est une œuvre d’art  » précise-t-il, et ajoute «  je l’ai éclaté sur le sol il y a plusieurs semaines maintenant et je ny ai pas touché depuis donc fais gaffe où tu mets les pieds  ». Une de ses amies arrive, il met de la musique, on s’installe sur le canapé tout en le regardant peindre.
Nadia et Vladimir m’accompagnent une dernière fois au cours d’anglais pour dire au revoir à tout le monde. Ceci étant fait je range mes affaires avant de boire avec eux un dernier verre à la maison.

Le lendemain à huit heures du matin, le taxi m’attend devant la porte. La route est longue et calme, le paysage défile et c’est dans un silence spectral que je lui fais mes adieux. Une fois à l’aéroport je donne le reste de mon argent à la conductrice, c’est à dire un gros pourboire. Elle refuse, j’insiste.
A contre courant de l’aller, je m’envole pour Moscou, puis pour Amsterdam, et enfin pour Paris jusque’à retrouver le nord de la France, des envolées me laissent largement le temps de repenser à toutes ces personnes d’une extrême gentillesse que j’ai eu la chance de rencontrer. La case du calendrier disait vrai, je me suis fait des amis qui auront marqué mon voyage d’une trace plus indélébile que n’importe quelle photo.